dimanche 25 novembre 2012

L’AUTHENTICITE HUMAINE DANS LES CULTURES CHINOISE ET VIETNAMIENNE. Etude des notions de Zhēn rén [Chân nhân] : Humain véritable et de Chéng [Thành] : Sincérité, perfection humaine.



Ho Manh Trung

Résumé :
L’article a pour but de présenter aux lecteurs de langue française le thème qui englobe essentiellement les notions de Zhēn rén 真人  [en vietnamien : Chân nhân] : Humain véritable et de Chéng [Thành] : Sincérité, perfection humaine.
Une étude de type lexicologique portant sur les mots français : authentique, sincère, loyal a permis de considérer  les mots : « authentique » , « authenticité » comme des outils provisoires utiles pour présenter les notions de Zhēn rén et de Chéng  auprès des lecteurs de langue française.
Un recensement des mots chinois et vietnamiens, en relation avec la notion d’authenticité et des notions connexes a été fait ; à côté des mots :
-Zhēn[Chân= Véritable ,
-Chéng [Thành= Sincérité, perfection humaine,  
le mot 
-Shí [Thực= Plein, réel     
joue aussi un rôle important ; ces trois mots forment entre eux et aussi avec d’autres tels que :
[Ý] = Intention ;
Xīn[Tâm]=Cœur, Esprit ;
Xìn [Tín] = Fidélité à un engagement ; foi, confiance 
de nombreuses expressions binaires très utilisées, comme par exemple :
-Zhēn shí [Chân thực] =  Vrai ; véritable ; réel ; authentique 
-Zhēn chéng 真诚 [Chân thành] = Sincère, honnête, authentique
-Chéng xīn诚心 [Thành tâm: Sincérité, sincère, sincèrement , de tout cœur 
-…
La notion d’Humain véritable a été étudiée ensuite dans le Laozi et le Zhuangzi. De même, les notions d’autonomie humaine et de Chéng :  perfection humaine ont été étudiées dans Les Entretiens de Confucius , le Livre de Mencius et le Zhōng Yong, (Application constante de la centralité ou Application constante de ce qu’on a dans le coeur ).
Le message de ces textes est clair : L’être humain vit et pense par lui-même ; c’est à lui de préserver son esprit, de se garder de toute aliénation. C’est à chacun de penser l’authenticité et d’établir sa propre destinée.
Cette autonomie de l’être humain, affirmée par des textes existant avant l’empire, a été occultée, pendant plus de deux mille ans, par une alliance entre des lettrés-fonctionnaires et les dynasties régnantes de différents pays. Il est temps d’en sortir.
[Pour une prise d’information rapide, il est possible de poursuivre la lecture par le paragraphe : 5. Discussions. Conclusions.]

Mots clefs : authenticité humaine ; homme véritable ; taoïsme ; confucianisme ; culture chinoise ; culture vietnamienne ;真人 ;  ; chân nhân ; lòng thành.


1.   Introduction.


L’authenticité en tant que qualité de la personne humaine est devenue, au cours du vingtième siècle, une valeur dont on parle de plus en plus en Europe et en Amérique du nord . Mais elle n’est pas encore bien définie.

En Extrême-Orient, le Livre de Mencius ( Meng Zi 孟子, en vietnamien :Mạnh Tử) et le Zhōng Yōng 中庸[1] [Trung dung]  , ouvrages rédigés plusieurs siècles avant J.C. traitent de la notion de Chéng [Thành], mot que François Jullien[2] et Anne Cheng[3] traduisent, à la fin du 20ème siècle, par authentique ou authenticité ; Anne Cheng associe aussi cette notion à l’idéal taoïste de Zhēn rén真人 [Chân nhân] , expression qu’elle traduit par : « homme vrai ».
Une étude de ces notions dans les cultures chinoise et vietnamienne peut donc apporter un éclairage intéressant pour définir cette notion d’authenticité humaine.

Comme notre article est en français, nous allons chercher d’abord, dans des dictionnaires de la langue française et ouvrages de même nature, quels sont les sens précis des mots « authentique », « sincère » et « loyal », mots pressentis comme pouvant être des outils provisoires utiles pour présenter les notions de Zhēn rén et de Chéng  auprès des lecteurs de langue française.

Ensuite, une recherche permettra d’identifier, dans les langues chinoise et vietnamienne les mots et expressions qui exprimeraient des  notions qui entreraient dans le thème défini de façon souple par les expressions Zhēn rén [Chân nhân] et Chéng [Thành], thème que nous convenons d’appeler celui de l’Authenticité humaine. Ce travail sera effectué en deux étapes ; dans un premier temps, pour  établir la correspondance, entre notions françaises et notions chinoises ou vietnamiennes, il sera fait usage de dictionnaires bilingues dans les sens chinois-français  et  vietnamien-français et dans les sens inverses ; dans un deuxième temps, l’usage de dictionnaires unilingues chinois-chinois et vietnamien-vietnamien permettra d’étudier les définitions de ces notions fournies dans ces langues.

Après ces études de nature lexicale nous étudierons des textes de penseurs de l’antiquité extrême-orientale traitant de ce sujet.


2.Sens des mots « Authentique » , « Sincère » et « Loyal » selon des dictionnaires de la langue française, le Vocabulaire technique et critique de la philosophie et l’Encyclopédie de l’Agora.

 

2.1 Sens du mot « Authentique » selon le Petit Robert.


Le Petit Robert , édition 2008, donne pour cet adjectif les définitions suivantes :
« 1° Dr. Acte authentique (opposé à acte sous seing privé) :acte reçu par officiers publics ayant le droit d’instrumenter dans le lieu où l’acte a été rédigé, et avec les solennités requises. …Testament authentique.- Par ext. Qui est attesté, certifié conforme à l’original. Copie authentique.
2° Qui est véritablement de l’auteur auquel on l’attribue. …
Par ext. Dont l’autorité, la réalité, la vérité ne peut être contesté. …Fait, histoire authentique … .
4° Conforme à son apparence.> vrai. Un diamant authentique. C’est un authentique crétin.…
5° (1923) Qui exprime une vérité profonde de l’individu et non des habitudes superficielles, des conventions.>sincère ; juste, naturel, vrai. « Je crois que les sentiments authentiques sont extrêmement rares et que l’immense majorité des êtres humains se contentent de sentiments de convention qu’ils s’imaginent réellement éprouver » (GIDE).- (PERSONNES) Il n’est pas très authentique.> sincère, vrai.
Mus. Se dit d’un des modes du plain-chant….
CONTR. Privé. Apocryphe, falsifié, faux, inauthentique. Douteux, incertain, irréel. Affecté, conventionnel. »

Les sens 1°, 2°, 3° et 4° concernent les cas des actes juridiques, des écrits, des documents, des œuvres, des histoires, des faits, des objets… ; le facteur important qui intervient dans ces cas est la conformité entre ce qui est rapporté, prétendu et la réalité (un fait, une histoire authentique, un tableau authentique du peintre X, …) ou la conformité entre ce qui est présenté, réalisé… et un modèle donné (par ex. une cuisine française authentique) ; dans le cas 1° c’est l’établissement de l’acte en conformité avec des prescriptions légales qui donne à l’acte son caractère d’acte authentique.

C’est le sens 5°, daté du 20ème siècle et relatif à la personne humaine qui nous intéresse ; la définition donnée par le Petit Robert montre que le problème est complexe ; si nous voyons assez bien ce que sont les « habitudes superficielles », les « conventions » , la « vérité profonde de l’individu » est plus délicate à saisir. Dans l’extrait d’une œuvre de Gide, l’adjectif « authentique » concerne les sentiments et non pas la personne elle-même.

2.2 Sens du mot « Authentique » selon le Trésor de la Langue Française. [4]


Le Trésor de la Langue Française , œuvre gigantesque et fondamentale, consacre quatre pages au mot « authentique » ; nous citons ci-dessous, essentiellement, les paragraphes donnant des sens en relation avec la personne humaine (sens  5° du Petit Robert) :

AUTHENTIQUE, adj. et subst.
« I.- Adjectif
A.- Qui fait foi, qui fait autorité ; dont la forme et le contenu ne peuvent être mis en doute.
1….
2….
3….
B.- P. ext.
1. [S'applique à un écrit, à un doc., à un texte] Auquel on peut se fier, dont le contenu est véridique :
2.[En parlant des choses crées par l’homme] Véritable, qui ne peut être controversé, contesté.
3.[Qualifie les composantes de la personnalité ou la pers. elle-même] Qui , au-delà des apparences, manifeste l’être le plus vrai, le plus profond, qui reflète la personnalité profonde d’un individu :
   •17. La seule source vraie de l’art est notre cœur, le langage d’une âme pure et candide. Un tableau qui ne jaillit pas de là ne peut être que vaine jonglerie. Toute oeuvre authentique est conçue dans une heure sacrée, enfantée dans une heure bénie ; une impulsion du dedans la crée, « souvent à l’insu de l’artiste »,…
Béguin, L’Âme romantique et le rêve, 1939, p.126.
   18. … le choix que chacun faisait de lui-même [sous l’occupation allemande] était authentique, puisqu’il se faisait en présence de la mort…
Sartre, Situations III,1949, p. 12.
… »
Comme le Petit Robert, le TLFi considère comme authentique ce « qui reflète la personnalité profonde d’un individu ».

     2.3 Sens du mot « Sincère ».


Comme l’adjectif « sincère » est souvent donné comme synonyme ou très proche
du mot « authentique », rappelons les sens de « sincère » selon les deux dictionnaires consultés :

Le Petit Robert :

SINCÈRE, adj.
« 1 Qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement, sans consentir à se tromper soi-même ni à tromper les autres. >franc, loyal, littér. Vérace. … Il est sincère, mais il fait erreur….
● Qui est tel réellement et en toute bonne foi. Véritable.> Un défenseur sincère des libertés. 
2 Réellement pensé ou senti. Aveu, repentir sincère…»

Le Trésor de la Langue Française :

SINCÈRE, adj.
« A.-[En parlant d’une pers.]
1.Qui exprime ses véritables pensées, ses véritables sentiments. Synon. franc, loyal ; anton. Faux, hypocrite, menteur….
   En parc. Être sincère avec soi-même. Ne pas se cacher la vérité. …
2.Qui est tel réellement, en toute bonne foi. Synon. véritable. Un ami sincère ; sincère admirateur ; partisan sincère. …Catholique non pratiquant, mais très sincère (…) il [Napoléon] croyait avoir tout fait pour l’Eglise en restaurant le culte en France ( Verlaine, Œuvres compl. T4, Mém. Veuf,1886, p. 254)
B. [En parlant d'une chose que l'on ressent ou que l'on exprime] Qui est réellement éprouvé, pensé, exprimé. Synon. véritable, vrai; anton. insincère (littér.). Sincère amour, croyance,
C. Surtout en ARTS et LITT. Qui exprime une vérité, une réalité effectivement ressentie…
La critique de sincérité et d’exactitude (…) Peu importe qu’un homme soit sincère, s’il se trompe; l’état moral du témoin est indifférent à l’historien. Il est vrai que l’homme sincère a une chance de moins de nous tromper que le menteur ; mais la sincérité a aussi ses illusions…Rudler,  Techn.crit.  et hist. littér.1923, p.21. »


2.4 Sens du mot « Loyal »

Selon le Petit Robert :

« LOYAL, -ALE, -AUX … adj….
1 VX ou DR. Conforme à la loi , à ce qui est requis par la loi > légal
2 (t. de féod., repris fin XVIIIè) COUR. Qui est entièrement fidèle aux engagements pris, qui obéit aux lois de l’honneur et de la probité. > fidèle, honnête, probe. Chevalier , sujet loyal.… »

Selon le Trésor de la Langue Française informatisé  :

« LOYAL, -ALE, -AUX, adj.
 « A. Vx, DR. COMM. Qui est conforme à la loi, aux prescriptions de la loi. (Dict. XIXe et XXe s.). Marchandise bonne et loyale (Ac. 1798-1878).
B. 1. [En parlant d'une pers.] Qui est sincèrement fidèle dans sa conduite aux engagements pris, aux lois de l'honneur et de la probité. Synon. droit, franc; anton. déloyal, fourbe. Adversaire, collaborateur loyal; âme, conscience, nature, personnalité loyale; coeur loyal; loyal compagnon, serviteur, soldat, sujet, vassal.
… »

Le sens qui nous intéresse est donné aux paragraphes 2 de l’article du Petit Robert et B.-1 de celui du Trésor de la Langue Française informatisé. 

2.5 Sens du mot « Authentique » selon le Vocabulaire 
technique et critique de la philosophie d’André Lalande.
Dans ce paragraphe comme dans le suivant,  nous allons rendre visite à deux documents en langue française, assez simples mais différents des dictionnaires et qui  abordent aussi le thème de l’authenticité ; cette visite n’a pas la prétention  d’étudier ce sujet du point de vue de la philosophie européenne ; elle a seulement pour but de profiter de la forte tradition philosophique européenne, afin d’avoir un éclairage supplémentaire qui peut être utile .
Le Vocabulaire d’André Lalande que nous utilisons est celui qui est publié en novembre 2002, avec l’indication : 1ère édition « Quadrige ». Il donne une définition du mot : « authentique », ne traite pas de la notion de « sincérité » et présente un article sur le « loyalisme » qui n’entre pas dans le domaine qui nous intéresse ici.
L’essentiel du texte consacré au mot : « authentique » est présenté ci-dessous  :

« Authentique :
  1. Au sens propre, se dit d’un document ou d’une œuvre émanant réellement de l’auteur auquel ils sont attribués. S’oppose à supposé, faux. « Un Rembrandt authentique. »
  2. Spécialement, en DROIT : se dit d’un acte dressé, en vue de faire foi, par un officier public ou un magistrat compétent. (Acte notarié, acte de l’état civil, jugement, etc.)
  3. Au sens courant et vague : légitime ; original ; sincère ; conforme à son apparence, qui mérite bien le nom qu’on lui donne ; - quelquefois même, par extension, vrai. « Une nouvelle authentique »…



CRITIQUE :
Le sens C n’est recommandable ni au point de vue de la précision du langage ni au point de vue de l’étymologie. « L’expression authentique empruntée à la langue judiciaire…, ne se rapporte, qu’à la provenance, non au contenu : dire qu’un document est authentique, c’est dire seulement que la provenance en est certaine, non que le contenu en est exact… » LANGLOIS et SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, p. 133-134 (S) »

Outre les articles proprement dits, l’ouvrage offre aussi à chaque page des observations des Membres et  Correspondants de la Société Française de Philosophie et , éventuellement, à la fin du livre un supplément.

Pour l’article « Authentique » nous avons des observations et un supplément de M. Marsal.
Observations sur l’article Authentique (Elles sont présentées séparément de l’article mais à la même page):

« Certes un document authentique n’est pas un document véridique ; ce sont là deux valeurs distinctes, qu’il ne faut pas confondre, et la seconde l’emporte sur la première. Mais dans le cas d’un tableau ou d’un bijou « authentiques », le sens est qu’ils ont bien toute la valeur qu’ils paraissent avoir, qu’ils ne décevront pas quant à la richesse qu’ils promettent. En ce sens, l’épithète ne peut-elle pas s’appliquer utilement à la pensée et aux personnes ? La personne sincère se montre telle qu’elle croit être ; la personne authentique, telle qu’elle est profondément. « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? » . A coup sûr, surtout avant que la question lui ait été posée ; mais ce n’est pas une foi authentique. L’authenticité serait la limite vers laquelle tend la sincérité lorsqu’elle s’accompagne de sincérité envers soi-même, qui suppose bien plus que l’introspection impartiale : l’étude de la conduite, la cohérence des actes et des pensées. Ce que Pascal reproche à Epictète, et Valéry à Pascal , c’est une certaine  ‘inauthenticité’ ». (M. Marsal).

Supplément aux Observations sur l’article Authentique (donné à la fin de l’ouvrage) :

M. M. Marsal ajoute à ses précédentes observations sur ce mot (voir ci-dessus, pages 97-98) : « Voici le texte le plus ancien que je connaisse dans l’acception de ce mot devenue fréquente. ‘Tout homme, même s’il s’accommode d’émotions conventionnelles, est confusément averti de sa profondeur, vaguement occupé d’un soupçon secret. Il y a un arrière-goût d’insuffisance en tout ce qu’il éprouve ; il comprend qu’il pourrait être plus authentique qu’il ne l’est, que d’autres parties plus cachées, plus étonnantes de lui-même pourraient être intéressées par l’événement. Mais il ne sait comment se saisir de cette réalité qu’il contient, car elle ne l’invite, ni ne l’appelle ; et bientôt il perd jusqu’au désir de la trouver.’ Jacques RIVIERE, De la sincérité envers soi-même, Nouvelle revue française, 1912. Mais, ajoute M. Marsal, qui portera en dernier ressort le diagnostic d’authenticité ? Des sujets, dont chacun est authentique à ses propres yeux, n’en joueront-ils pas, aux yeux d’un Balzac, la ‘comédie humaine’ ? A quelles conditions le seul fait de viser l’authenticité ne détruit-elle pas celle-ci ? Quiconque impute à autrui le grief d’inauthenticité - ainsi Valéry de Pascal – peut à son tour en être aisément accusé, et c’est sans fin. »


2.6  La notion d’ « Authenticité » selon l’Encyclopédie de l’Agora.

Ci-dessous est un extrait de l’article de l’Encyclopédie de l’Agora consacré à ce thème (Site consulté le 13 décembre 2011) :
« Le mot authenticité a remplacé au vingtième siècle le mot vertu, qui était au centre de la morale occidentale depuis Socrate. L'homme, pense-t-on, depuis Nietzsche et Kierkegaard surtout, a été trop longtemps l'esclave des idéaux, il est temps qu'il pense a lui-même; jusqu'à maintenant ses actes étaient bons dans la mesure où ils étaient conformes a une norme; ils seront désormais bons dans la mesure où ils seront l'expression du moi.
Le mal était la désobéissance à Dieu : il sera une trahison de soi-même et plutôt que de se reprocher d'avoir transgressé des lois éternelles, on se reprochera d'avoir méconnu ses aspirations véritables.
Mais qu'est-ce que le moi véritable? D'où vient que nous le percevons assez bien chez autrui pour avoir la certitude d'être tantôt devant une personne authentique, tantôt devant une personne empruntée? Les analyses les plus subtiles nous ramènent toujours a cette constatation du sens commun : nous jugeons de l'authenticité, sans raisonner, par intuition. Nous éprouvons un sentiment de plaisir ou de contrariété et notre jugement n'est rien d'autre que la traduction de ce sentiment. Notre certitude ressemble a celle du dégustateur. Ne dit-on pas d'ailleurs d'un vin médiocre qu'il manque d'authenticité?
Le dégustateur n'analyse pas, il flaire. Il connaît déjà les qualités intimes du vin qu'on lui offre. Il se demande si les qualités du vin contenu dans la coupe participent de ces souvenirs. Il attend une sensation bien caractéristique. Mais il demeure passif. Ce n'est pas lui qui juge, c'est le souvenir de vin d'hier qui, de lui-même, se détache de l'impression laissée par le vin d'aujourd'hui, pour la confirmer ou l'infirmer.
Nous avons une attente analogue a l'égard de toutes les personnes que nous rencontrons et de toutes les situations dans lesquelles nous nous trouvons. Cette attente repose sur un souvenir lui-même fondé sur une expérience antérieure où nous a été révélé ce qui, pour nous, constitue l'essence des êtres et des situations en cause. »

2.7 Conclusions partielles.

 

L’étude de la notion d’authenticité et des notions connexes dans des dictionnaires de langue française complétée par une consultation du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande et  du site : Encyclopédie de l’Agora,  nous a donné un bagage notionnel encore très ouvert et parfois hésitant ; il nous indique cependant que les mots « authentique » et « authenticité »  peuvent  servir comme des outils provisoires pour présenter à des lecteurs de langue française le thème que nous avons baptisé « Authenticité humaine » et qui au départ était défini de façon souple par les notions de Zhēn rén [Chân nhân] et de Chéng[Thành] . Au paragraphe suivant, nous allons chercher, dans les langues chinoise et vietnamienne, les mots et expressions qui exprimeraient des  notions entrant dans ce thème.


     3.  Des mots en langues chinoise et vietnamienne pour représenter la notion d’ authenticité humaine et des notions connexes.

 

3.1 Généralités.


Le nombre de mots utilisés dans le domaine de l’authenticité humaine est relativement important en chinois et en vietnamien ; cette situation  est probablement et partiellement en rapport avec le fait que cette idée a eu une longue histoire de plus de deux millénaires.
L’étude de nature linguistique qui a été menée  comprend deux parties :
a)      la première partie est consacrée au recensement des mots monosyllabiques ou  polysyllabiques en relation avec la notion d’authenticité et à leur traduction en français ; il sera fait usage de dictionnaires bilingues dans les deux sens, mais essentiellement dans le sens chinois-français et vietnamien-français ;
b)      la deuxième partie a été consacrée à l’analyse des définitions des mots les plus importants du domaine de l’authenticité, qui sont données par des dictionnaires unilingues chinois-chinois et vietnamien-vietnamien ; les définitions et explications données par ces dictionnaires seront traduites en français par nos soins ; cette seconde démarche ne se confond pas avec la première, car les définitions ou explications données dans la langue d’origine peuvent être bien plus riches , plus nuancées que les traductions fournies par des dictionnaires bilingues.

Les résultats essentiels de cette étude sont présentés ci-dessous.

3.2 Les mots monosyllabiques de base.


En chinois classique les deux mots  Zhēn [Chân] et Chéng [Thành] sont les plus utilisés quand il s’agit de la notion d’ « authenticité », Zhēn [Chân] par les écoles taoïstes et  Chéng [Thành] par les écoles confucianistes.
Fondamentalement Zhēn [Chân] a le sens de : vrai, réel  alors que Chéng [Thành] , qui a aussi le sens de vrai, comporte une très nette composante de moralité, il implique la sincérité avec une orientation vers le bien.
Au cours du temps les deux mots se sont probablement influencés mutuellement, se sont associés entre eux ou avec d’autres mots comme Shí [Thực ou Thật] qui a le sens de «plein, réel » pour former des expressions binaires désignant la notion d’authenticité et ses corrélats.
Ci-dessous sont des extraits des articles relatifs aux entrées :  Zhēn, Chéng et Shí provenant de la version numérique du Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise.

 Zhēn [Chân]
« 1a. Vrai; véritable; réel; authentique. Vérité; réalité. En vérité; en réalité; valeur de vérité. – Anton : [a] jiǎ Faux et wèi Artificiel; falsifié. b. (Log.) Vrai. 2. Sincère; véridique. Sincérité. 3. a. Nature foncière; authenticité originelle (des êtres); caractère naturel, inné. b. Nature; univers; ensemble des êtres. 4. (Tao. – Méd. chin. trad.) Authenticité; nature originelle : a. Déroulement d’une vie qui accomplit consciemment sa destinée, s’adaptant aux circonstances sans dévier de son naturel. b. Authentique : conforme à l’origine, aux puissances originelles et divines. c. Réel : symptôme manifestant la cause réelle du mal (p. opp. à jiǎ). 5. a. (Tao. – abrév. de 眞人 zhēn rén) Homme authentique élevé au rang des immortels. Immortalité; divinité. b. (Bouddh.) Absolu et tout ce qui se fonde sur l’absolu (p. ex. un courant, une école). En particulier l’une des six écoles 眞宗 zhēn zōng. – Cf. 六宗 liù zōng… »

Chéng [Thành]
« 1a. Sincère; honnête. b. Parfait, à qui rien ne manque de ce qui convient à sa nature. Sincérité; honnêteté. 2. (Philos. chin.) Sincérité; rectitude naturelle. Pr les confucéens, l’expression première et suprême de la bonté de la nature humaine. Adhésion totale à la réalité naturelle au fond de soi. Rectitude du cœur ouvert à 天道 tiān dào, la Voie du Ciel. C’est le fondement de toutes les expressions de dé, la vertu, des sentiments et pensées justes, du bonheur et de la sagesse; la condition d’une conduite parfaite, fondée sur l’état de nature retrouvé en soi. 3. (Relig. chin.) Piété. Pieux. 4. Vrai; véritable…. »


[a] Shí [Thực ou Thật ]
«1. Plein; rempli; comblé. Remplir. – Anton. : kōng Vide et xū Vide; creux. 2. (Méd. chin. trad.) Plénitude : a. (Normale) Remplissage à capacité permettant une fructification. b. (Pathologique) Pléthore; surabondance; présence indue. 3. Consistant; substantiel. 4. Complet; parfait. 5. Réel; authentique; véritable. Réalité; fait. Réellement; de fait; en fait. – Anton. : xiàng Apparence. 6. Vérifier la réalité de; prouver. Preuve. 7. (Philos. chin.) a. La réalité; l’être en tant qu’il existe (Légisme). b. L’existence concrète d’un être qui le positionne ds l’espace et le temps. c. La réalité concrète des êtres et des choses, p. opp. au nom ( míng). d. Plein, p. opp. à vide ( xū); expressions contrastées du faîte suprême (太极 tài jí). 8. Sincère; véridique; honnête…»


3.3 Les expressions binaires de base.


Nous allons commencer par les  expressions binaires formées à partir des mots : zhēn, chéng, shí ; elles existent dans les deux langues chinoise et vietnamienne et se rapportent à la notion d’authenticité ; ce sont :

-Zhēn shí [Chân thực] =  Vrai ; véritable ; réel ; authentique ; cette expression peut s’appliquer à la description d’une situation, qui est alors exacte, ou à des sentiments qui sont, dans ce cas, sincères.

-Zhēn chéng 真诚 [Chân thành] = Sincère, honnête, authentique ; cette expression présente l’intérêt de réunir un caractère utilisé plutôt par la tradition taoïste Zhēn et un caractère utilisé par la tradition confucéenne Chéng.

-Chéng shí [Thành thực: Sincère, honnête ; elle s’applique à la personne humaine et a le sens de sincère avec une nuance d’orientation vers le bien ; ainsi le Dictionnaire du chinois contemporain indique que cette expression concerne nécessairement de bonnes pensées, actions ou conduites.


En dehors des expressions formées avec les caractères Zhēn [Chân] , Chéng [Thành] et Shí [Thực ou Thật] , nous avons aussi d’autres formées avec [Ý] , Xīn [Tâm, Kěn [Khẩn] , Xìn [Tín

[Ý] = Intention.

Xīn[Tâm]=Cœur, Esprit, Cœur-esprit .

Kěn [Khẩn]= Cordial, sincère, de tout cœur.

Xìn [Tín] = Fidélité à un engagement ; foi, confiance ; digne de foi ; message, information, lettre.
Ce dernier caractère est fort intéressant. Il désigne d’un côté la qualité d’une personne qui tient ses paroles, ses promesses et de l’autre la confiance que les autres lui accordent ; cette double signification souligne le fait que la confiance des autres, cela se mérite et qu’elle dépend de votre sincérité, de votre fidélité aux engagements pris. Il sert aussi à désigner un message, une information, une lettre ; cet emploi montre que la qualité essentielle d’un message, d’une information est sa fiabilité.

On a ainsi les expressions :

-Chéng yì诚意 [Thành ý] : Sincérité, intention sincère ; sincèrement, de tout cœur ;
-Chéng xīn诚心 [Thành tâm: Sincérité, sincère, sincèrement , de tout cœur ; les expressions Shí xīn [Thực tâm] , Zhēn xīn [Chân tâm] ont un sens pas trop éloigné de celui de Chéng xīn ;
-Chéng kěn诚恳 [Thành khẩn] : Sincèrement dévoué ; sincèrement, instamment , de tout cœur ;

-Chéng xìn诚信 [Thành tín: Bonne foi, loyauté ; loyal ; cette expression Chéng xìn [Thành tín] a d’un côté  le sens de base que Chéng shí [Thành thực] mais avec en plus une insistance particulière sur la fidélité à la parole donnée ; c’est le sens de la traduction par : « Bonne foi, loyauté ; loyal » ; c’est une qualité très appréciée dans le commerce et les relations économiques en général.

Enfin nous avons une expression dont la formation est tout à fait différente: « Zhì
pǔ 质朴 [Chất phác: naturel, simple, sincère » ; entrent dans sa formation le mot Zhì [Chấtqui a à l’origine le sens de : substance, nature et le mot  Pǔ [Phácqui signifie : bloc de bois brut.

Parmi les expressions non communes aux deux langues citons :
-Lǎo shí 老实qui a le même sens que Chéng shí (sincère, honnête) et qui n’existe qu’en chinois (Lǎo= vieux, de longue date, toujours, très) ;
-Thực thà , expression  très courante en vietnamien, avec le même sens que Thành thực (sincère, honnête) ; thà est typiquement vietnamien (nôm) ; il ne provient pas d’un mot du chinois classique.
-Lòng,mot typiquement vietnamien qui signifie : « Cœur, entrailles » est souvent utilisé à la place du mot Tâm, ce qui donne notamment l’expression équivalente Lòng thành (cœur sincère, loyal), très utilisée.


3.4 Conclusions partielles .


En comparaison avec les usages en français, aucune des expressions chinoises ou vietnamiennes rencontrées ci-dessus n’a le sens réglementaire de l’adjectif « authentique » dans l’expression : « acte authentique » en français.

Par ailleurs, on peut noter que les expressions utilisées actuellement dans le domaine de l’authenticité humaine sont nombreuses en chinois et en vietnamien ; elles ne correspondent pas toujours à des contenus dont les différences sont clairement définies dans des dictionnaires.

Le chapitre suivant sera consacré à l’étude de cette notion dans les écrits de sages ; elle peut nous apporter des informations complémentaires, plus concrètes ou plus détaillées sur le contenu de cette notion.


4. La notion d’authenticité selon les enseignements et écrits des sages.


Nous allons étudier dans ce chapitre la notion d’authenticité telle qu’on la rencontre dans les enseignements et écrits de sages qui vivaient sur le continent extrême-oriental  avant l’établissement de l’Empire Chinois en 221 avant J.C.


4.1 La notion d’humain véritable selon les enseignements et écrits de sages de tradition taoïste.

4.1.1  Un mode de vie simple, désintéressé proposé dans le Livre de la Voie et 
de sa Vertu.
 
Le Livre de la Voie et de sa Vertu (道德经Dào dé jīng ; Đạo Đức Kinh) est traditionnellement attribué à Lao Zi  (老子, Lão Tử, le Vieux Maître) qui serait un peu plus âgé que Confucius (551-479 av. JC). En fait, à part une histoire légendaire,  nous ne connaissons rien sur le Vieux Maître ; son ouvrage qu’on appelle aussi le Laozi semble avoir été compilé au 3ème siècle avant JC.

Dans  le Laozi il n’y a pas d’expression :
 Zhēn rén真人 [Chân nhân] = Homme véritable.
Le mot Zhēn[Chân] = vrai, véritable
y est rencontré trois fois ; celui qui se trouve au chapitre 54 est assez intéressant :
« Cultivée en soi,
La vertu (de la Voie) sera vraie (zhēn) . »

Le texte préconise aussi, en des termes assez généraux, une vie simple, éloignée de toute recherche de l’intérêt.
 
Dans le chapitre 19, qui s’adresse à des gouvernants,  il propose d’abandonner  de grandes valeurs, qui se trouvent être des valeurs confucéennes : la sainteté, l’intelligence, la vertu d’humanité et le sens du juste ( 圣智仁义 ;  shèng, zhì, rén, yì ;  thánh, trí, nhân, nghĩa) ainsi que l’habileté et l’intérêt  ( 巧利qiăo, lì ; xảo, lợi ) ; il préconise de « voir la nature originelle, embrasser la simplicité, diminuer l’intérêt personnel, raréfier les désirs » (见素抱朴,少私寡欲 ; Jiàn sù bào pŭ, shăo sī guă  yù ; Kiến tố bảo phác, thiê²u tư quả dục.)

Au chapitre 20, après avoir proposé d’abandonner l’apprentissage ( , xué, học), thème cher aux confucéens, il présente un homme ayant un mode de vie marqué par le détachement :

« Chacun s’échauffe et se dilate
Comme s’il festoyait au Sacrifice du Bœuf
Ou qu’il montât sur les Tours du Printemps
Moi seul demeure en paix, imperturbable
Comme un petit enfant qui n’a pas encore ri »
( Traduction par François Houang et Pierre Leyris)

Le chapitre se termine par la phrase :
« Moi seul, je suis différent des humains,
J’apprécie la Mère nourricière (des dix mille êtres). »


 
4.1.2       La notion de Zhēn rén [Chân nhân] ou Humain véritable dans le Livre de
Zhuang Zi.
 
 
4.1.2.1 Généralités.
 
Zhuang Zhou (庄周) ou Zhuang Zi (庄子Maître Zhuang), vivait vers la fin du 4ème siècle avant J.C., il était donc un contemporain de Mencius. Originaire de Meng, place dont la  localisation est incertaine, mais très probablement dans le Hunan actuel, il y occupait un petit poste administratif avant de se retirer du monde. Le livre qui porte son nom, le Zhuangzi, nous a été transmis par Guo Xiang (4ème siècle après J.C.) ; ce penseur a réduit un ouvrage de 52 chapitres en celui que nous connaissons avec 33 chapitres ; il les a classés en :
a)Chapitres internes : 1 à 7, considérés, à juste titre, comme formant le noyau du Zhuangzi ;
b)Chapitres externes : 8 à 22 ;
c)Chapitres divers : 23 à 33.

 
4.1.2.2 Description générale du Zhēn rén真人[Chân nhân] ou Humain véritable.
 
Le Zhuangzi donne à son chapitre 6 une longue description générale de l’Homme véritable, Zhēn rén[Chân nhân][5], notion qui se confond avec celle du Saint taoïste.
Nous donnons ci-dessous une  traduction des passages les plus importants de ce texte :

« L’Homme véritable de l’antiquité ne savait pas aimer la vie et ne savait pas haïr la mort ; il sortait (sur la scène du monde) sans manifester de joie, il rentrait sans faire d’histoire ; sans contrainte ni attache il venait, sans contrainte ni attache il s’en allait et puis c’était tout.
Il n’oubliait pas par où il a commencé ; il ne cherchait pas à savoir par où il va finir. Quand il reçoit quelque chose, il s’en réjouit, mais ne s’en soucie pas et la rend. C’est ce qu’on appelle ne pas utiliser le cœur pour léser la Voie, ne pas utiliser l’homme pour aider le Ciel. C’est ce qu’on appelle un Homme véritable.
Etant ainsi, son cœur a son orientation[6], son attitude est  tranquille et son front dénote une grande simplicité. Il est frais comme l’automne, doux comme le printemps. Ses sentiments sont en communication avec les quatre saisons, il s’adapte à toute chose et personne n’en connaît les limites. C’est pourquoi quand le Saint déploie ses armées, il peut détruire des pays, sans perdre le cœur des populations; ses bienfaits peuvent se répandre sur dix mille générations, sans que ce soit pour l’amour des hommes.
Ainsi, ce qu’il aime est un et ce qu’il n’aime pas est un ; le fait qu’il est un est un, le fait qu’il n’est pas un est un. En étant un, il est le compagnon du Ciel, en n’étant pas un, il est le compagnon de l’homme. Quand le Ciel et l’homme ne se défont pas mutuellement, on peut dire qu’on a affaire à un Homme véritable. »

La fin du chapitre 15 fournit une autre définition, très intéressante aussi, de l’Homme véritable : « La Voie ‘de la pureté et de la nature originelle’ (纯素之道chún sù zhī dào ; thuần tố chi đạo) consiste à garder seulement l’esprit ( shén ; thần) ; le garder et ne pas le perdre et ainsi  faire un avec l’esprit, faire un avec son essence et de cette façon, communiquer, s’unir avec l’Ordre du Ciel. Un adage populaire dit : « L’homme du commun s’intéresse au profit, un lettré intègre fait grand cas de la  renommée, un sage (贤人xián rén ; hiền nhân) tient à sa résolution, une Sainte personne (圣人Shèng rén ; Thánh nhân) apprécie l’essence spirituelle. ». La ‘nature originelle’ signifie qu’il n’y a pas de mélange ; la ‘pureté’ signifie que l’esprit n’est pas endommagé. Celui qui peut représenter en soi la pureté et la nature originelle est appelé un Homme véritable. »

.

4.1.2.3 Des histoires présentant des humains remarquables.

Outre la description générale de  l’Homme véritable ci-dessus, le Zhuangzi offre aussi des exemples de gens apparemment ordinaires, exerçant de petits métiers , et qui montrent des comportements remarquables ; le jardinier du chapitre 12 est explicitement considéré comme un Saint taoïste ; pour les autres, le texte semble les considérer comme des exemples de vie particulièrement intéressants à présenter.


Le cuisinier Ding et son art de découper un bœuf.
 
Le célèbre passage présentant le cuisinier Ding et son art de découper un bœuf se trouve au chapitre 3 du livre et est  résumé ci-dessous :

Le cuisinier Ding découpe un bœuf pour le prince Wen Hui ; ses mouvements sont d’une virtuosité et d’une efficacité exceptionnelles.
Le prince s’exclame : « C’est vraiment bien! Comment peut on atteindre un tel niveau d’habileté ? ».

Ding pose alors son couteau et donne comme explication :
Ce qui l’intéresse, c’est la voie du fonctionnement des choses, ce n’est pas seulement une simple habileté. A ses débuts, ce qu’il voyait c’était le bœuf entier ; trois ans après il ne voyait plus le bœuf entier ; maintenant, il appréhende le problème par son esprit et ne le fait plus par ce qu’il voit ; le texte précise même : « La perception et la compréhension sont à l’arrêt et l’esprit (shén ; thần) se meut selon ses propres désirs ». Ding procède en suivant les conformations des organes de l’animal, frappe aux interstices, dirige sa lame en fonction des cavités, ne touche pas  aux  ligaments, aux tendons et à plus forte raison, pas aux os. Un bon cuisinier change de couteau une fois par an, un médiocre en change tous les mois, son couteau à lui est comme neuf après dix neuf ans de service.
Arrivé à un point complexe, il commence par évaluer la difficulté, fait très attention, travaille lentement, manie le couteau avec subtilité jusqu’à ce que les parties, tout d’un coup, se séparent. Alors lui, reste là debout le couteau à la main, regardant dans les quatre directions, complètement satisfait , avant de nettoyer son couteau et de le ranger.

Le prince s’exclame alors: « Très bien ! J’ai écouté les paroles du cuisinier Ding et sais comment nourrir la vie.»

Il est particulièrement intéressant de remarquer les relations plutôt « équilibrées » entre le prince et le cuisinier ; en tout cas ils se respectent mutuellement. Le cuisinier qui connaît bien son métier, est fier de l’exercer ; il ne laisse pas dire que sa compétence se réduit à une simple habileté ; il a sa voie et son esprit dirige toute l’opération ; il le dit simplement, sans crainte, ni obséquiosité, sans agressivité non plus. Le prince de son côté reconnaît que, grâce aux explications du cuisinier, il a appris comment garder une bonne santé et ménager ses chances d’avoir une longue vie, sujet d’une grande importance, en particulier dans l’ancienne Chine.

On peut dire que le cuisinier Ding, par la maîtrise de son art, par sa vision des  choses, vit par lui-même et pour lui-même ( zì zài ; tự tại). Il est d’abord le cuisinier Ding, pas un serviteur du prince ; tout se passe comme si la compétence, la sagesse et la confiance en soi auraient réalisé un rééquilibrage en sa faveur dans ses relations  avec le prince.

Un vieux jardinier et sa rencontre avec ‘Zi Gong’.
Cette histoire d’une rencontre entre ‘Zi Gong’ et un vieux jardinier se trouve au chapitre 12 du Zhuangzi ; en principe, ‘Zi Gong’ est  un disciple de Confucius  mais comme l’aventure qui ‘lui’ est arrivée est racontée dans un livre taoïste, nous avons mis son nom entre guillemets. ; le Zhuangzi a peut-être voulu faire d’une pierre deux  coups : présenter son point de vue tout en se moquant de Confucius et d’un de ses disciples.
Cette anecdote peut se résumer ainsi :
Sur le chemin de retour  d’un voyage dans le sud, ‘Zi Gong’ voit un vieux jardinier en train de transporter dans une jarre l’eau puisée d’un puits afin d’arroser ses plantes ; ‘Zi Gong’ lui dit qu’il existe une machine qui permet de faire ce travail de façon beaucoup plus efficace et, à sa demande, lui explique comment fabriquer cette machine avec du bois et lui demande s’il en veut une.
Le jardinier répond : 
« J’ai entendu mon maître dire que ceux qui ont des machines, nécessairement auront des préoccupations liées aux machines ; ceux qui ont des préoccupations liées aux machines, nécessairement auront un cœur (xīn ; tâm) machinal. Avec un cœur machinal dans la poitrine, alors ce qui est blanc et pur est lésé ; le blanc et pur étant lésé, la vie de l’esprit (shén ; thần) ne connaît plus de repos ; sans le repos de la vie de l’esprit alors la Voie ne vous transporte plus. Ce n’est pas que je ne connais pas cette machine, c’est que j’aurais honte de l’utiliser. »
Après avoir révélé qu’il est un disciple de Confucius, ‘Zi Gong’ reçoit encore une autre leçon du jardinier : « Ne seriez vous pas un de ceux qui étalent leur vaste érudition pour singer les saints,…Allez vous en ! Ne vous mêlez plus de mes affaires. »
Plus tard, en parlant à ses disciples, ‘Zi Gong’ dit : 
« Au début je croyais qu’il y a un seul (vrai) homme  au monde, je ne savais pas qu’il y avait encore celui là. J’ai entendu le Maître (Confucius) dire : ‘Dans les affaires, il faut voir ce qui est possible (admissible); dans les oeuvres, il faut chercher la réussite. Peu d’efforts et beaucoup de résultats, voilà la Voie de la Sainte personne’. Maintenant, ce n’est plus du tout ainsi. Celui qui tient fermement à la Voie, gardera sa vertu intacte ; avec sa vertu intacte, sa forme corporelle sera intacte ; avec sa forme corporelle intacte, son esprit sera intact. Avoir son esprit intact, c’est cela la Voie de la Sainte personne. Habitante temporaire de ce monde, elle marche avec le peuple, comme si elle ne savait pas où elle va ; immense et inconnaissable, sa pureté est complète. Les œuvres reconnues, les profits, les machines, les habiletés nécessairement n’ont pas de place dans son cœur. Une telle personne ne va pas là où elle n’a pas l’intention d’aller ; elle ne fait pas ce que son cœur ne lui dit pas de faire… »
Nous voyons ici ‘Zi Gong’ commencer par mettre le Vieux jardinier sur le même plan que son maître Confucius ; la suite de son discours montre qu’il semble reconnaître la supériorité du jardinier.
Ce Saint taoïste qui exerce un métier modeste tient surtout à garder son esprit intact ; il refuse d’utiliser les machines de peur qu’elles ne le contaminent en le rendant  machinal ; sa critique vis-à-vis des habiletés, des profits en l’absence de vertu est encore valable à l’époque actuelle.

 Le charron Bian et son prince.
Cette histoire fait partie du chapitre 13 du Zhuangzi et  peut être résumée ainsi :
Un jour, le charron Bian travaillait en bas de la grande salle dans laquelle lisait le prince Huan ; Bian monta les marches et demanda au prince ce qu’il lisait.
Le Prince répondit : « Les paroles de Saintes Personnes. »
Bian : « Les Saintes Personnes sont elles vivantes ? »
Le Prince : « Déjà mortes. »
Bian : « Dans ce cas, ce que lit Votre Altesse n’est que la lie des anciens. »

Le Prince le somma de s’expliquer, s’il n’y parvenait pas ce serait la peine de mort.

Bian expliqua en prenant son métier en exemple : pour fabriquer une roue il y avait un tour de main qu’il ne parvenait pas à enseigner à ses fils par la parole ; c’est pour cela qu’à 70 ans il travaillait toujours à faire des roues ; ce que les anciens ne pouvaient transmettre disparaissait avec leur mort et il ne restait que la lie.

Zhuang Zi et la carapace de tortue.
Cette histoire , du chapitre 17,  peut être résumée ainsi :
Alors que Zhuang Zi  était en train de pêcher au bord de la rivière Pu, deux  grands officiers envoyés par le roi de Chu vinrent le voir et lui dirent : « Le Roi désirerait vous charger des affaires du royaume. »
Zhuang Zi, tenant toujours sa gaule et sans se retourner, leur répondit : « J'ai entendu dire qu’à Chu il y a une tortue sacrée, morte il y a trois mille ans ; le roi conserve sa carapace au temple des ancêtres, enveloppée dans du linge et mise dans un coffret. Pour cette tortue, est-il préférable d’être morte en ayant ses restes honorés ou d’être vivante et de traîner sa queue dans la boue ?"
Les deux grands officiers répondirent : « Il est préférable  pour elle d’être vivante et  de traîner sa queue dans la boue !"
"Partez ! dit Zhuang Zi ; je préfère aussi traîner ma queue dans la boue !"

Le menuisier Qing fabricant de supports de cloches (chapitre 19)
Cette histoire peut être résumée ainsi :
Le menuisier Qing travaille du bois pour en faire un support de cloches ; une fois le support terminé, les gens qui le voient sont stupéfaits, comme s’il était fabriqué par des esprits.
A la demande du seigneur du pays de Lu, Qing explique sa façon de procéder :
« Quand je vais fabriquer un support de cloches, j’évite toujours une déperdition de mon énergie ( qì ; khí), pour cette raison, je fais une retraite (zhā; chay) afin de garder mon cœur paisible. Après trois jours de retraite, je n’ai plus aucune pensée concernant les félicitations, les récompenses, les titres , les salaires. Après cinq jours , je n’ai plus aucune pensée relative aux éloges ou aux critiques, au talent ou à la maladresse. Après sept jours de retraite, je suis si tranquille que j’ai oublié que j’ai quatre membres, une forme et un corps. A ce moment là ni le souverain, ni la cour n’existe pour moi. Mes capacités sont concentrées et les perturbations  venant de l’extérieur complètement amorties. Je vais alors dans la forêt et la montagne pour observer le caractère céleste des arbres. Si j’en trouve un avec une forme parfaite et que devant mes yeux, apparaît l’image du support de cloches, alors je commence le travail de fabrication. Si ce n’est pas ainsi, alors j’arrête. Ma façon de faire revient simplement à assortir le Ciel avec le Ciel. Ceci est probablement la raison qui fait que des gens se demandent si le support n’a pas été fait par des esprits. »
Cette histoire relative à la création d’un objet d’art met en valeur trois idées particulièrement intéressantes :
-un don total de soi, don vraiment désintéressé,  pour la réalisation d’une oeuvre: pour pouvoir se consacrer intégralement à son projet, l’artisan Qing commence d’abord par éliminer toutes les pensées parasites ; ce sont celles qui concernent aussi bien son moi, ses intérêts que la société elle-même avec son organisation ;
-la conception d’un modèle à fabriquer : Qing a bien en tête un modèle du support qu’il veut fabriquer ; quand il rencontre un arbre avec une forme adéquate, l’image du support apparaît devant ses yeux ;
-une conception de l’œuvre d’art : par l’expression «assortir le Ciel avec le Ciel » Qing veut dire que l’œuvre résulte de la combinaison harmonieuse entre sa vision du support, ses capacités techniques et artistiques et les possibilités offertes par la nature et la forme de l’arbre.
La pauvreté de ‘Zheng Zi’ (Chap 28)
Ce paragraphe met en scène ‘Zheng Zi’, en principe un disciple de Confucius.  ‘Zheng Zi’ vivait très pauvrement dans le pays de Wei ; il portait un vêtement matelassé sommaire, sans enveloppe tissée extérieure, ses mains et ses pieds étaient durs et calleux ; il pouvait passer trois jours sans allumer un feu (pour préparer un repas) et dix ans sans se confectionner un vêtement. Et pourtant il chantait les éloges de la dynastie des Shang et sa voix emplissait le ciel et la terre. Le paragraphe se termine par :
« Le Fils du Ciel ne parvenait pas à le convaincre de devenir son ministre et les princes feudataires d’en faire un ami. Ainsi, celui qui entretient sa résolution  (, zhì, chí) ne pense plus à sa forme corporelle, celui qui nourrit sa forme corporelle ne pense plus aux gains et celui qui parvient à la Voie, ne pense plus à son cœur. »
Ce paragraphe est très élogieux pour ‘Zheng Zi’ qui est parvenu, au moins, au stade : nourrir sa résolution  et ne plus penser à sa forme corporelle.

La rencontre entre un  vieux  pêcheur et ‘Confucius’[7].

Tout le chapitre 31 du Zhuangzi est consacré à cette rencontre :
Au cours d’une promenade ‘Confucius’, accompagné de disciples, s’arrêta sur le tertre des Abricotiers ; un vieux pêcheur vint le voir, lui fit une longue leçon qui suscitait chez ‘Confucius’ beaucoup de respect pour l’inconnu, qui finalement lui conseilla de cultiver sa propre personne et de bien garder le vrai qui est en lui. A la demande de ‘Confucius’, le vieux pêcheur lui expliqua ce qu’était « le vrai (ZhēnChân) » :
« Le vrai, c’est la pureté ( Jing Tinh) , l’authenticité (Chéng Thành ) au plus haut point. Celui qui manque de ce  vrai ne peut émouvoir les autres. Pour cette raison, celui qui se force à se lamenter, même s’il parait triste,  ne suscite pas de chagrin chez les autres. Celui qui se force à être en colère, même s’il parait farouche, n’impressionne pas. Celui qui se force à être affectueux, même s’il sourit, ne crée pas d’harmonie. Une vraie tristesse n’a pas à émettre de bruit pour susciter du chagrin ; une vraie colère n’a pas besoin de se  montrer pour impressionner ; une vraie affection n’a pas besoin d’un sourire pour créer l’harmonie. Quand le vrai  est à l’intérieur, l’esprit influence  à l’extérieur . C’est pourquoi , le vrai est apprécié. »
A la fin , ‘Confucius’ a demandé à devenir un élève du vieux pêcheur, mais celui-ci n’a pas accepté de le prendre. La façon dont ce vieux pêcheur donne sa longue leçon au ‘Confucius’ de l’histoire et les réactions très respectueuses de celui-ci suggère qu’il s’agit d’un Saint Taoïste.


4.2 La notion de Chéng [Thành]  ou d’authenticité humaine selon les enseignements et écrits de sages de tradition confucéenne.

4.2.1 La notion de Chéng [Thành] ou Authenticité et celle d’Autonomie humaine dans Les Entretiens de Confucius et  le Livre de Mencius

4.2.1.1 Généralités

Mencius vécut au quatrième siècle avant JC ; vers l’an 320 avant l’ère chrétienne. 
En ce qui concerne son œuvre on peut noter que l’empereur Wen des Han, qui règna de 179 à 157 avant JC, avait instauré une chaire d’érudit pour le Livre de Mencius  tout comme pour Les Entretiens de Confucius ; par la suite le Mengzi subissait une relative éclipse pendant un millénaire avant d’être redécouvert et de jouer un rôle important dans la renaissance confucéenne au début de la dynastie des Song (10ème siècle après JC) ; avec Zhu Xi (12ème siècle), le Livre de Mencius forma avec Les Entretiens de Confucius, Le grand apprentissage et La pratique constante de la centralité[8] le corpus des Quatre Livres qui, avec celui des Cinq Classiques était étudié par tous les candidats aux concours impériaux jusqu’au début du 20ème siècle.

Pour la numérotation des paragraphes nous utilisons celle qui est utilisée notamment dans le livre d’André Lévy ; elle identifie chaque paragraphe par le numéro du livre (il y en a 7 dans le Mengzi) suivi d’une lettre A ou B indiquant s’il s’agit de la première partie ou de la seconde partie du livre (il est commode d’appeler « chapitre » chacune des deux parties d’un livre) et du numéro du paragraphe à l’intérieur de chaque chapitre ; par exemple 1.B.3 renvoie au paragraphe 3 du chapitre 1.B qui est la seconde partie du livre1.

4.2.1.2 La notion de Chéng [Thành] ou d’authenticité humaine dans le Livre de Mencius.

La notion d’authenticité humaine Chéng [Thành] est introduite de façon claire au paragraphe 4.A.12 du Mencius ; d’un autre côté, ce caractère Chéng est utilisé, de nombreuses fois, dans cet ouvrage, avec un sens ordinaire de vrai, vraiment.
Ainsi, il est utilisé quatre fois au chapitre 1.A : une fois au paragraphe 1.A.6 et  trois fois au paragraphe 1.A.7 ; il est traduit en français par  André Lévy (et en anglais par James Legge) de la façon suivante : vraiment (indeed) ; vraiment (really) ; véritable (really) ; réelle (real) ;  les deux traductions sont concordantes ; selon la structure de la phrase dans la langue d’arrivée, le mot utilisé peut être un adjectif ou un adverbe ; à titre d’exemple nous citons ci-dessous une phrase de Mencius s’adressant au roi Xiang de Liang  (§1.A.6), traduite en français par André Lévy :
« Or, parmi les pasteurs d’hommes de ce monde, il n’en est point qui ne se plaise à tuer. Y en eût-il  un seul qui fît exception, les gens du monde entier se tourneraient vers lui en tendant le cou. En fût-il vraiment ainsi, les populations iraient à lui avec la force de l’eau qui se précipite vers le bas. Qui pourrait les arrêter ? ».
Le caractère Chéng [Thành] a été traduit par : vraiment, mot que nous avons mis en gras dans le passage ci-dessus.
La plupart des mots Chéng [Thành] rencontrés dans le Mencius se rapportent à des faits, des événements réels ou supposés et se traduisent par : véritable, réel, vraiment…

La grande contribution du Mencius sur la notion d’authenticité humaine se trouve au paragraphe 4.A.12, dans lequel  Chéng [Thành] utilisé 7 fois est appliqué à l’homme ou au Ciel ; nous proposons pour ce paragraphe la traduction suivante:

Mencius dit : « Si quelqu’un, dans une position subalterne, n’obtient pas la confiance de ses supérieurs, alors il n’obtiendra pas celle du peuple et ne pourra pas l’administrer. Il y a une voie pour gagner la confiance de ses supérieurs : si l’on n’a pas la confiance de ses amis (Xìn ; Tín ) , on ne pourra pas obtenir celle de ses supérieurs. Il y a une voie pour gagner la confiance de ses amis (Xìn ; Tín ) : en servant ses parents, si on ne parvient pas à leur faire plaisir, on ne pourra pas obtenir la confiance de ses amis (Xìn ; Tín ). Il y a une voie pour pouvoir faire plaisir à ses parents : en s’examinant soi-même, si on découvre qu’on n’est  pas authentique , pas vrai (Bù chéng 不诚 Bất thành ) alors  on ne pourra pas faire plaisir à ses parents. Il y a une voie pour se rendre authentique (Chéng shēn Thành thân )  : si l’on ne voit pas clairement ce qu’est le bien , on ne se rendra pas authentique. C’est pourquoi, l’authenticité (le vrai) est la voie du Ciel ; penser l’authenticité (le vrai) est la voie de l’homme. L’authenticité au plus haut niveau et qui ne meut pas les gens, ce cas n’existe pas ; l’inauthenticité qui peut mouvoir des gens, ce cas n’existe pas. »

Le Mencius  applique encore une fois le caractère Chéng [Thành] à l’homme au paragraphe 7.A.4 :
Mencius dit : « Les dix mille existants se présentent tous complets en moi. Il n’y a pas de plus grande joie, dans un retour sur soi, d’être conscient de son authenticité. Si quelqu’un applique, avec détermination, le principe : traiter les autres comme on veut être traité soi-même, il ne peut être plus proche de la vertu d’humanité qu’il poursuit. »

4.2.1.3 L’autonomie de l’être humain dans Les Entretiens de Confucius et le Livre de Mencius.

Une autre contribution très importante du Mencius concerne l’autonomie de l’être humain ; sans l’autonomie, l’authenticité ressemblerait à celle d’une pierre et ne présenterait que peu d’intérêt.

Le livre Les Entretiens de Confucius souligne déjà et avec force, au §IX.26, le principe de l’autonomie de l’être humain : 
« Il est possible de s’emparer du commandant suprême d’une grande armée ; il est impossible d’enlever à un homme du commun sa résolution ( zhì , chí)[9] ».

De son côté, le Mencius propose simplement à l’homme d’établir sa propre destinée (§7.A.1) :

Mencius dit : « Celui qui exerce à fond les capacités de son cœur connaît sa propre nature. Connaissant sa nature, alors il connaît le Ciel. Préserver son cœur, nourrir sa nature, c’est ainsi qu’on sert le Ciel. Être frappé d’une mort prématurée ou jouir d’une longue vie, cela ne nous fait pas tergiverser, c’est en cultivant sa personne dans l’attente de cela (l’issue) qu’on établit sa destinée (Lì mìng立命; Lập mệnh). »

Le mot Mìng (Mệnh) désigne un ordre, un décret ; dans les textes les plus anciens on trouve déjà l’expression Tiān mìng (; Thiên mnh ) ou Décret du Ciel pour désigner le lot que le Ciel réserve à chacun, autrement dit sa destinée ; quand Mencius propose à chacun d’établir sa propre destinée, cela revient à dire qu’il propose à chacun de prendre le pinceau et d’écrire lui-même le Décret du Ciel qui le concerne. Il n’y pas de meilleure définition de l’autonomie.


4.2.2 La notion de Chéng [Thành] ou Authenticité humaine dans le :

Zhōng Yōng [Trung Dung] ou  Application constante de la centralité .

 

4.2.2.1 Généralités. Le sens de l’expression Zhōng Yōng.

L’ouvrage Zhōng Yōng中庸 [Trung Dung]  est attribué à Zisi, petit- fils de Confucius, grand penseur de la période Printemps et Automnes sur le continent chinois (6ème siècle avant J.C.). Il constitue un des chapitres du Traité des Rites (Li ji) et forme avec Les Entretiens de Confucius, le Livre de Mencius et Le Grand Apprentissage les « Quatre Livres », célèbre corpus canonique depuis Zhu Xi (1130-1200), grand lettré confucéen de la dynastie des Song du sud.

La date de la compilation du Traité des Rites est incertaine ; elle se situe peut être au cours des 3ème, 2ème siècles avant J.C.

La traduction du  titre Zhōng Yōng [Trung Dung] en langues occidentales est difficile.

Le mot Yōng [Dung] de ce titre a le sens de « Mettre constamment en application » ou « Mise en application constante ».

Le mot Zhōng [Trung] est riche en sens ; il signifie : centre, milieu  mais aussi : intérieur (l’), cœur de l’homme ; prononcé avec le 4ème ton il signifie : frapper juste, atteindre le but ; en chinois comme en vietnamien, la notion de « centre » est souvent associée et de façon forte à l’idée de quelque chose qui serait principale, essentielle.
On peut remarquer qu’en français le mot centre a aussi deux sens principaux :
a)      Point intérieur situé à égale distance de tous les points de la circonférence d’un cercle, de la surface d’une sphère ; et par extension : Le milieu d’un espace quelconque ;
b)      Point intérieur doué de propriétés actives, dynamiques ; exemples : centre d’attraction, centre de gravité, centres vitaux…
( Le nouveau Petit Robert de la langue française).

Pour garder toute la richesse de sens du mot Zhōng [Trung], il est possible de traduire le titre Zhōng Yōng [Trung Dung] par une expression générale :
Application constante de la centralité.

Comme dans ce texte, l’expression  Zhōng Yōng [Trung Dung] se rapporte aussi bien à l’univers, à la société humaine qu’à la personne humaine en tant qu’individu il est compréhensible que le mot Zhōng [Trung] traduit par le mot « centralité » peut être compris de différentes façons; nous en voyons  au moins deux :

-dans la première on privilégie l’idée de « milieu », d’«équilibre » ; c’est l’interprétation proposée par Zhu Xi grand lettré de la dynastie des Song du Sud (12ème siècle après J.C.) ; elle a exercé une grande influence jusqu’au 20ème siècle ; avec cette idée on aurait une traduction telle que : Application constante du juste milieu ; les traductions de  Séraphin Couvreur : L’invariable milieu et de James Legge : The Doctrine of the Mean partent de cette interprétation ;

-dans la seconde, on remarque que Zhōng [Trung] a aussi le sens de « cœur », de « fond du cœur » , de « for intérieur » ; cette façon de voir conduit  à une traduction du titre Zhōng Yōng [Trung Dung] telle que :

Application constante de ce qu’on a dans le  cœur (ou dans son for intérieur).

Cette deuxième façon de voir est intéressante, car elle permet d’annoncer dans le titre même du Zhong Yong la notion  d’authenticité, notion traitée dans les sept chapitres du 20 au 26 de l’ouvrage[10].


4.2.2.2 Rôle fondamental de l’être humain : réaliser sa propre nature

La première phrase du Zhōng Yōng [Trung Dung], ou Application constante de la centralité 
en quinze caractères, met en relation le Ciel, la nature humaine, la Voie et l’éducation :

« La mission confiée à l’homme par le Ciel, on l’appelle Nature ; suivre sa Nature, on appelle cela
la Voie ; cultiver la Voie, on appelle cela l’Education » .
 
Cette puissante introduction définit pour l’être humain son rôle fondamental : réaliser 
pleinement sa propre nature ; l’importance de l’éducation en vue de cette réalisation 
est bien soulignée.Le texte continue en conseillant à l’homme de bien 
d’exercer une vigilance de toutinstant, de veiller sur ses pensées 
les plus secrètes quand il est seul car la Voie ne saurait être quittée
un seul instant et les choses cachées, infimes sont les plus manifestes. 
Ainsi ce qui est proposée par le texte est une pratique personnelle.

Le chapitre 20 indique à l’homme une voie pour accéder à l’authenticité : 
 
« L’authenticité, c’est la manière du Ciel. Accéder à l’authenticité, c’est la voie de l’homme.
Celui qui accède à l’authenticité, c’est celui qui choisit le bien et s’y tient fermement.
Il (lui) faudra étudier cela dans toute son ampleur, s’en enquérir dans le détail, y réfléchir avec 
attention, le discerner clairement, le mettre en pratique avec conviction et diligence. » 
 
Pour Mencius, 4ème siècle avant J.C.,  héritier spirituel de Confucius, la nature de l’homme est bonne, 
avec dans son cœur les quatre germes de la vertu d’humanité (Rén ; Nhân), du sens du juste 
(Yì ; Nghĩa), de la bienséance authentique (L ĭ ; Lễ) et de l’intelligence et de la sagesse (Zhì ; Trí). 
Ainsi il y a une bonne concordance entre les enseignements de Mencius et ceux du Zhōng Yōng 
[Trung Dung] ; pour ce dernier ouvrage, accéder à l’authenticité c’est réaliser sa nature, comme 
cette nature est bonne, une méthode directe pour atteindre cet objectif, c’est simplement étudier 
le bien dans toute son ampleur et le mettre en pratique avec conviction et diligence.
 
Le chapitre 22 traite des possibilités ouvertes par une authenticité poussée au plus haut niveau :
 
« Sous le ciel, seul celui dont l’authenticité atteint le niveau le plus élevé est capable de faire déployer 
complètement sa nature. 
Etant capable de faire déployer complètement sa nature, il est capable de faire déployer 
complètement la nature des autres hommes.
Etant capable de faire déployer complètement la nature des autres hommes, il est capable de faire 
déployer complètement la nature des autres existants.
Etant capable de faire déployer complètement la nature des autres existants, il peut aider à la 
transformation et au nourrissement  effectués par le Ciel et la Terre.
Pouvant aider à la transformation et au nourrissement effectués  par le ciel et la terre, il peut avec 
le Ciel et la Terre former un Groupe Ternaire. »
 
Le chapitre 23 propose au pratiquant ordinaire une démarche qui lui permettrait d’atteindre le niveau 
d’authenticité le plus élevé supposé acquis au chapitre 22 :
« Vient après celui qui développe au plus haut point des germes existant en lui, 
Des germes développées au plus haut point peuvent conduire à l’authenticité, 
L’authenticité s’actualise, 
Actualisée, elle devient manifeste, 
Manifeste , elle projette de la clarté ,
En projetant de la clarté, elle fait mouvoir,
Faisant mouvoir, elle modifie,
Modifiant, elle transforme.
Sous le ciel, seul celui dont l’authenticité atteint le niveau le plus élevé peut transformer. »
 

5. Discussions. Conclusions


5.1 Généralités.

De l’étude des différentes sources effectuée ci-dessus, nous pouvons tirer les observations  suivantes valables pour les deux  côtés : européen et extrême-oriental :
- la notion d’authenticité implique que l’objet, l’entité qualifié(e) d’authentique est conforme à un certain modèle de référence;
- le modèle peut être de nature variée ; il peut exprimer des exigences concernant la nature même de l’entité qualifiée d’authentique, concernant son origine ou concernant des traitements qu’elle a subis etc.

Il convient donc, pour éviter les confusions, de poser clairement , dans chaque cas, les questions de base suivantes :
-quel (le) est le phénomène, l’objet, l’entité qualifié (e) d’authentique ?
-quel est le modèle auquel on se réfère pour dire que tel phénomène, telle entité est authentique?

5.2 L’éclairage apporté par l’étude de sources de langue française.

Le mot français « authentique » s’applique d’abord à des textes de nature juridique, des objets, des récits d’événements ; ainsi un testament, un diamant, un tableau, un fait relaté peut être qualifié d’authentique. Son application à l’être humain est plus tardive (20ème siècle).
 .
Pour le critère d’authenticité, les dictionnaires français consultés font appel à quelque chose de « très profonde » ; le  Trésor de la Langue Française parle de « l’être le plus vrai, le plus profond », de « la personnalité profonde d’un individu » alors que le Petit Robert emploie une expression plus condensée « une vérité profonde de l’individu ».
Au sens 5 le Petit Robert donne la définition : « Qui exprime une vérité profonde de l’individu et non des habitudes superficielles, des conventions » et l’applique, dans l’exemple emprunté à Gide, à des sentiments d’une personne ; cette application  semble bien correspondre à la définition donnée. 
Le Trésor de la Langue Française donne la définition :
 « Qui, au-delà des apparences, manifeste l’être le plus vrai, le plus profond, qui reflète la personnalité profonde d’un individu. »
Elle est appliquée, dans les exemples fournis, à une œuvre artistique ou à un choix, autrement dit à des émanations de la personne; les deux exemples invoqués illustrent bien la définition donnée.
Le seul exemple d’application à une personne : « Il n’est pas très authentique» est fourni par le Petit Robert ; cette application ne correspond pas à la définition donnée et le texte du Robert ne nous apporte aucun éclairage sur ce qu’est, pour une personne, d’être authentique d’une façon générale.
Ainsi, en faisant appel à l’idée de « l’être le plus vrai, le plus profond », les deux dictionnaires français cités sont parvenus  à donner une définition claire de l’authenticité  d’un sentiment, d’un comportement humain ; ils semblent admettre que l’épithète « authentique » peut s’appliquer à l’être humain lui-même, mais sans présenter une explication élaborée. A notre avis, un homme qui a constamment un comportement authentique est, peut-être, tout simplement un homme sincère .

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, exprime, dans son texte principal, un avis nettement défavorable à l’emploi du terme authentique dans le sens marqué C et qualifié de courant et vague : « légitime ; original ; sincère ; conforme à son apparence, qui mérite bien le nom qu’on lui donne » quel que soit l’objet auquel il s’applique.
A côté de cet avis « officiel » du Vocabulaire technique et critique de la philosophie il y a aussi les observations de M. Marsal ; elles se trouvent à la même page que l’article concerné, mais dans la partie inférieure de la page ; cet auteur a une position un peu plus favorable vis-à-vis de la notion d’authenticité appliquée à l’être humain; pour lui « la personne sincère se montre telle qu’elle croit être ; la personne authentique, telle qu’elle est profondément » ; dans un supplément, donné à la fin de l’ouvrage il pose la question : « Qui portera en dernier ressort le diagnostic d’authenticité ? » et considère que : « Quiconque impute à autrui le grief d’inauthenticité - ainsi Valéry de Pascal – peut à son tour en être aisément accusé, et c’est sans fin. » . La question de M. Marsal  sur la personne compétente pour poser, en dernier ressort, le diagnostic de l’authenticité montre que le mot français « authentique » garde encore la trace de son origine en tant que mot du langage judiciaire.
Pour l’Encyclopédie de l’Agora , jusqu'à maintenant les actes de l’homme « étaient bons dans la mesure où ils étaient conformes a une norme; ils seront désormais bons dans la mesure où ils seront l'expression du moi. » ; il pose aussi la question de savoir comment faire pour reconnaître une personne authentique et sa réponse est : par intuition.
Les dictionnaires français Petit Robert et Trésor de la Langue Française informatisée ainsi que l’Encyclopédie de l’Agora traitent de la notion d’authenticité plus ou moins en relation avec l’être humain ; dans ces ouvrages, ce sont les actes, les œuvres, les sentiments, c’est à dire des émanations de l’être humain qui sont qualifiés d’authentiques ; la référence utilisée en tant que critère pour définir, au moins en théorie, ce qui est authentique est le moi véritable, la personnalité profonde d’un individu. Cette partie semble parfaitement cohérent. En revanche quand le Petit Robert et le Trésor de la Langue Française informatisée laissent comprendre que les définitions du mot « authentique » qu’ils ont données pour les émanations de l’être humain, peuvent être utilisées directement pour l’homme lui-même, cela semble un peu hâtif.



5.3 La notion d’authenticité humaine selon des textes taoïstes et confucianistes.

5.3.1 L’authenticité humaine selon des sources taoïstes .

Bien qu’il n’a pas employé l’expression : Homme véritable , le Laozi a introduit au chapitre 20 un humain qui parle à la première personne avec  le mot ngã ( je, moi) utilisé sept fois dans un court texte d’un peu plus de 130 caractères ; cette personne qui se considère comme différente des autres humains, se dit être comme un petit enfant qui n’a pas encore ri ; elle ne court pas derrière la richesse et les honneurs, et déclare apprécier la Mère  nourricière des dix mille êtres.

Les propositions faites par le Zhuangzi sont plus détaillées et plus concrètes ; c’est cet ouvrage qui a introduit la notion de  Zhēn rén[Chân nhân] soit  Homme véritable ou authentique . Son  chapitre 6 décrit un tel être comme un humain caractérisé par un grand détachement,  même par rapport à sa propre vie et par rapport à sa propre mort. Ce détachement lui confère une grande liberté. Il est cohérent et parvient à concilier en lui l’homme et le Ciel. Des auteurs considèrent qu’il est possible, dans des textes chinois de remplacer le mot : Ciel par le mot : nature ; effectivement cela permet d’avoir une interprétation concrète, familière pour le lecteur occidental moderne, mais nous pensons qu’il convient de ne pas réduire ce Ciel-Nature à quelque chose qui serait purement matérielle et mécaniste.
Cette description de l’Homme véritable ou authentique est complétée par la définition donnée au chapitre 15 qui indique qu’un tel homme est celui qui peut représenter en soi « la pureté et la nature originelle » ; le texte précise aussi que : « la Voie ‘de la pureté et de la nature originelle’ consiste à garder l’esprit, l’esprit seul  ; le garder et ne pas le perdre et ainsi  faire un avec l’esprit, faire un avec son essence et de cette façon, communiquer avec et se joindre à l’Ordre du Ciel. » ; il convient de bien souligner l’importance qui est accordée ici  à l’esprit humain désigné par le caractère shén (thần ).

A côté de la définition générale de l’Homme véritable, le Zhuangzi a aussi donné des exemples de vie présentés par plusieurs types d’hommes intéressants :
-deux artisans qui connaissent bien leur métier et qui discutent d’égal à égal avec leur prince ; ils parlent  en toute liberté, de leur métier, de leur conception  de la vie ;
-deux sages : Zhuang Zi et ‘Zheng Zi’ qui préfèrent vivre une vie simple mais libre plutôt que d’être momifié en devenant un mandarin à la cour ;
- un charpentier qui montre que la fabrication d’un support de cloche est d’abord une opération mentale ;
- un vieux  jardinier qui chercher surtout à conserver intact son esprit et qui prévoit que l’utilisation des machines peut contaminer son cœur et le rendre machinal ;
- un vieux pêcheur qui a donné une longue leçon à ‘Confucius’ ; il lui conseilla notamment de cultiver sa propre personne et de bien garder le vrai qui est en lui.

Les deux ouvrages fondamentaux de la tradition taoïste ne s’intéressent pas seulement à des sentiments ou des actes authentiques d’un individu ; ils s’intéressent explicitement à l’authenticité de l’être humain lui-même ; la référence qu’ils proposent est un modèle d’humain libre, qui pense par lui-même, qui tient à préserver son esprit, à se préserver de toute aliénation par suite d’ambitions vulgaires et/ou de conventions sociales ; un tel être peut vivre en harmonie avec ses semblables et avec la nature.



5.3.2 L’authenticité humaine selon des sources confucianistes.

En accord avec l’ouvrage Les Entretiens de Confucius qui souligne, avec force, l’autonomie de l’être humain, le Mencius  propose à ce dernier d’établir sa propre destinée ; de bonnes germes existent en lui, il lui appartient de les développer.
Sur le thème qui nous intéresse ici, le Mencius, considère que, si l’authenticité est la voie du Ciel, penser l’authenticité est celle de l’homme.
 
Pour le Zhōng Yōng [Trung Dung], (Application constante de la centralité), la tâche essentielle de l’homme consiste à cultiver sa propre personne. Cette culture de soi, le  Zhōng Yōng la voit comme la réalisation de sa nature et réaliser sa nature revient à accéder à l’authenticité.
Et le texte poursuit en nous indiquant, au chapitre 20, que, pour  accéder à l’authenticité il faut :
-choisir le bien et s’y tenir  fermement, 
-l’étudier dans toute son ampleur, s’en enquérir dans le détail, y réfléchir avec attention, le 
discerner clairement ; 
-le mettre en pratique avec conviction et diligence.
Le texte propose au pratiquant de choisir le bien mais c’est à lui de l’étudier, d’y réfléchir, de le discerner clairement ; le texte ne lui impose pas de règles étroites, à appliquer mécaniquement.
 

Les textes du confucianisme appliquent la notion d’authenticité principalement à la personne humaine.
La référence utilisée est constituée par le modèle d’un être humain qui cherche, par la pensée et par la mise en application, à réaliser sa propre bonne nature ; réaliser cette nature revient à remplir la mission qui lui est confiée par le Ciel. Aucune limite n’est définie pour la poursuite de cette part céleste qui existe dans le cœur de chaque  humain.

5.3.3 Quelques observations sur le plan méthodologique.
Le présent travail est un exemple d’étude d’un aspect culturel de pays situés en Extrême Orient, étude dont les résultats sont destinés à être présentés à des personnes lisant le français ; ce serait, en quelque sorte, une étude interculturelle. Au début de l’étude, en nous appuyant sur des emplois faits par des auteurs connus, nous avons admis  provisoirement que les mots : authenticité et authentique sont en  rapport avec les notions chinoises et vietnamiennes de Chéng [Thành], mot que François Jullien et Anne Cheng ont traduit, à la fin du 20ème siècle, par authentique ou authenticité et de Zhēn rén真人 [Chân nhân] , expression que Anne Cheng a traduite par : « homme vrai ». Une étude de type lexical a permis de délimiter le contenu et les domaines d’application que les mots : authentique et authenticité ont à l’origine ; ces deux mots français sont considérés alors comme des outils provisoires utiles pour présenter les notions de Chéng et de Zhēn rén à des lecteurs de langue française ; maintenant, vers la fin de l’étude nous pouvons dire  que si nous continuons à utiliser les deux mots  français : authentique et authenticité pour  présenter des notions de Chéng [ Thành] et  de Zhēn chéng [Chân thành], de Zhēn rén [Chân nhân] ... alors il faut admettre qu’ils ont acquis un contenu plus vaste et plus riche que leurs sens d’origine.

5.4  La mise en application des propositions taoïstes et confucianistes.

En accord avec Confucius, la pensée extrême-orientale s’occupe d’abord de la vie des hommes sur terre ; cette vie précieuse qui est transmise à chacun par ses parents et ses ancêtres ; cette vie que chacun peut, sauf exception, retransmettre à ses enfants.

La grande question qui vient à l’esprit est : Que faire de sa vie ? Un des plus beaux objectifs qui peut être proposé à chacun est de se conduire en humain, de devenir un humain  (Wéi rén,为人, Vi nhân ) car pour la culture extrême-orientale ce point n’est pas acquis ; bien entendu il s’agit de devenir un vrai humain, digne de ce nom ; d’où l’importance de la notion d’authenticité.
Les textes taoïstes et ceux de la tradition confucianiste envisagent tous l’application de la notion d’authenticité à la personne humaine.
Le modèle de référence principal utilisé par les textes taoïstes est appelé un humain  véritable, authentique décrit par des caractéristiques telles que : sa liberté, son détachement, l’importance qu’il accorde à la préservation de son esprit etc. Celui des textes  confucianistes est constitué par un humain qui cherche à réaliser sa bonne nature, notamment en réfléchissant sur le bien, en l’étudiant et en mettant en pratique les résultats de ses réflexions.
Ces deux modèles taoïste et confucianiste sont compatibles, notamment lors de la mise en application.
Ils mettent tous en exergue l’autonomie de l’être humain, dimension qui a été  complètement occultée par les lettrés-fonctionnaires au service des dynasties régnantes de différents pays ; parmi ceux-ci on peut citer  Dŏng Zhòngshū (董仲舒) qui vit sous les Hàn antérieurs, au second siècle avant J.C. Ce très connu lettré et ses collègues confucéens parvenaient à gagner la confiance de l’empereur Wu des Hàn (­156-87) qui a établi des chaires de « docteurs » pour enseigner, exclusivement, les  Classiques confucéens et l’Académie impériale où ont été formées des générations de fonctionnaires au service de l’empire. Ces créations de l’empereur Wu constituent le début du système chinois de concours pour le recrutement des fonctionnaires, système qui a duré jusqu’au début du 20ème siècle ! Le thème qui intéressait le plus  Dong Zhongshu était : comment administrer l’empire, désigné aussi par l’expression  « le dessous du ciel » . La phrase suivante du chapitre 35 du livre Chunqiu fanlu  (春秋繁露) ( Riche rosée du classique Printemps et Automnes ) , qui réunit ses écrits, donne une idée de sa philosophie politico-administrative : « Le Ciel donne naissance au peuple dont la  nature a une disposition pour le bien, la bonté ; mais il ne peut pas encore devenir bon ; pour cette raison, le Ciel a, pour le peuple, établi le roi afin qu’il le rende bon ; c’est cela l’intention du Ciel. » Une ligne en dessous, il critique, sans le nommer, l’idée de Mencius, selon laquelle la nature humaine est bonne et conclut : « Si la nature des dix mille  peuples était déjà bonne, alors le roi qui a reçu la mission (du Ciel) aurait quoi comme charge ? ». Cet « argument » montre que Dong Zhongshu admet comme hypothèse de départ que le roi doit nécessairement exister pour remplir une mission confiée par le Ciel, mission qui consiste à dire au peuple ce qu’il doit faire pour être bon, la bonté étant définie par le roi lui-même. L’alliance  entre les dynasties régnantes et les lettrés confucéens, c'est-à-dire ceux qui se réclament de Confucius, ont permis de maintenir l’empire chinois  pendant deux mille ans, au dépens d’une grande valeur, celle de l’autonomie de l’être humain. Trần Trọng Kim (1883–1953), dans son ouvrage en vietnamien Nho giáo (Rú jiào 儒教Enseignement des Ru ou Enseignement des lettrés confucéens) a écrit : « Depuis l’empereur Wu des Hàn, l’Enseignement des lettrés confucéens devient l’unique doctrine honorée, ceci fait que l’esprit humain ne peut plus progresser. » ; il considère qu’il s’agit là d’une grande erreur des lettrés confucéens de la dynastie des Hàn.
La rencontre, au 19ème siècle, des nations de l’Extrême-Orient avec les puissances venues d’Europe a mis en évidence l’insuffisance, le caractère paralysant de l’enseignement des lettrés-fonctionnaires, qui pour assurer la stabilité des dynasties, ont préféré sacrifier l’autonomie de la personne humaine, condition de tout progrès, autonomie qui a été clairement affirmée par Confucius et par Mencius .
Les textes sont clairs ; l’être humain vit et pense par lui-même ; c’est à lui de préserver son esprit, de se garder de toute aliénation. C’est à chacun de penser l’authenticité et d’établir sa propre destinée.
Pour  la mise en pratique,.il y a deux niveaux d’exigence.
Le premier  niveau s’applique lors des relations avec les autres. En gros nous pouvons dire qu’il est en jeu lorsque le mot « Xìn [Tín] = Fidélité à un engagement… » est utilisé , soit seul, soit en combinaison avec un autre caractère comme dans « Chéng xìn诚信 [Thành tín: Bonne foi, loyauté ; loyal … » . Le critère qui est appliqué à ce niveau  est la cohérence entre ce que quelqu’un exprime par la parole ou un autre moyen et ses actes ultérieurs ; ce critère concret est vérifiable par une autre personne ; c’est une des  raisons de son importance dans les relations avec autrui, notamment , mais pas seulement, dans le domaine des affaires ; un homme, une organisation qui tient sa parole, ses promesses gagne la confiance des autres ; cette confiance des autres est aussi désignée par le mot  Xìn [Tínqui signifie à la fois : «  Fidélité à un engagement » et « confiance, avoir confiance en » ; tout se passe comme si, pour les langues chinoise et vietnamienne, celui qui  ne tient pas sa promesse, est, par là même, disqualifié pour toute relation ultérieure.
Le second niveau d’application, qui comprend le premier, correspond à la recherche d’une cohérence complète entre la pensée profonde d’une personne et ses paroles, entre ses paroles et ses actes, puis entre sa façon de vivre, caractérisée par ses pensées, ses paroles et ses actes et celle pratiquée par un modèle d’homme véritable qu’elle s’est donné. Une telle pratique est forcément personnelle ; il s’agit, pour chacun de penser, par soi-même, l’authenticité humaine et de tenter d’y parvenir ; les enseignements des sages qu’ils soient taoïstes,  confucianistes ou autres ne sont que des éléments à la disposition du pratiquant qui doit tracer sa propre voie, établir sa destinée, la réaliser. Une question telle que celle qui a été posée par M. Marsal : « qui portera en dernier ressort le diagnostic d’authenticité ? » n’a plus aucun sens dans une telle pratique personnelle.
Bien entendu, vivant en société, l’être humain doit apporter sa juste contribution au fonctionnement de celle-ci . En dehors de cela , fondamentalement il est né pour s’accomplir, pour établir sa destinée et la réaliser.



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[1] Pour les expressions chinoises écrites avec l’alphabet phonétique, nous en donnerons  les signes diacritiques, au moins lors de leur première apparition.
[2]  F. Jullien, Zhong Yong.La Régulation à usage ordinaire ; 1993.Chap.20 notamment.
[3] A .Cheng, Histoire de la pensée chinoise, 1997. Chap. 6, § Centralité et authenticité, p. 171.
[4] Consulté le 23 décembre 2011
[5] Différentes traductions de Zhēn rén : Homme véritable (Liou Kia-hway, Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise), Homme vrai (L. Wieger, A. Cheng) .
[6]其心志qi xin zhi ; certains auteurs remplacent zhi, qui signifie aussi : retenir, par wang qui signifie : oublier et  remplacent其心志qi xin zhi par : 其心忘qi xin wang traduit en : « son coeur oublie » ; une telle proposition est faible car, juste deux lignes au-dessus il est écrit que l’Homme véritable « n’oubliait pas par où il a commencé » ; nous proposons simplement de garder le caractère zhiet lui donner son sens de base.

[7] Rappelons que quand Confucius ou ses disciples sont mis en scène dans des textes de tendance taoïste, leur nom est mis entre guillemets,  par exemple ‘Confucius’
[8] Autres traductions des deux derniers titres : La grande étude, par S. Couvreur, pour le premier et l’Invariable milieu , par S. Couvreur ou La régulation à usage ordinaire par F. Jullien pour le second.
[9] J. Legge traduit ici  zhi chí par « Will » en anglais, S. Couvreur par « détermination », P.Ryckmans et A. Levy par « libre arbitre » , A. Cheng par « volonté », …
[10] Pour une question de commodité nous utilisons la subdivision en chapitres avec leur numérotation comme on les trouve notamment dans les ouvrages de S. Couvreur et de F. Jullien