dimanche 8 avril 2012

Lu You 陆游, le poète de la fermeté d'âme

 

Lu You 陆游 , the Poet of Fortitude

 

Ho Manh Trung


1      Généralités.


Lu You 陆游 (1125-1210) a vécu pendant la première moitié de la dynastie des Song du sud (1127-1276). Il a réussi aux examens impériaux mais n’a pas eu vraiment une carrière, par suite d’une divergence de point de vue sur un sujet important. Alors que la cour des Song préférait payer aux envahisseurs Jürchen un tribut annuel afin d’avoir la paix, il préconisait de leur résister et de lutter pour reconquérir le nord de la Chine occupé par ces derniers, qui y ont fondé la dynastie des Jin. Cette position, son franc-parler, ses critiques contre des membres de la cour lui valurent des postes insignifiants dans des endroits éloignés de la capitale. Sur le plan personnel, sa mère l’a obligé de se séparer de sa première femme, qui était aussi l’amour de sa vie. Il est connu comme un poète patriote mais a aussi écrit des poèmes sur la vie à la campagne.

Pour cet article,  nous avons consulté les sources suivantes :
-l’ouvrage Lu You, mandarin, poète et résistant de la Chine des Song par Patrick Doan ; il donne, pour 144 poèmes le texte en caractères chinois (simplifiés et non simplifiés), la transcription en pinyin avec les signes diacritiques indiquant les tons, une traduction en français et pour beaucoup de poèmes leur date ;
-les sites « Zhongguo guoxue wang » (« Réseau des sciences et arts de Chine ») et celui de l’«Université Normale de l’Est de la Chine  » qui fournissent l’œuvre complète (connue), en cinq volumes, de Lu You. (Date de consultation des deux sites : 24 janvier 2010 et jours suivants).

Sur les dix poèmes présentés ci-dessous, trois se trouvent dans l'ouvrage de Patrick Doan ; pour ces trois poèmes comme pour les autres, la traduction du corps du texte est de notre main, mais pour deux de ces poèmes, nous avons trouvé intéressant de reprendre le titre traduit par Patrick Doan et nous le disons à chaque fois ; il en est de même pour les informations fournies par Patrick Doan, notamment sur les dates des poèmes, nous les utilisons en faisant attention pour en bien citer la source.


2  Présentation de dix  poèmes de Lu You. 

Ces poèmes sont présentés dans l'ordre suivant: 
- le poème  « Une nuit, lisant des traités militaires", écrit à l'âge de 31 ans ; 
- le poème « Nuit sur le village lacustre », écrit, selon P. Doan, en 1182 soit à l'âge de 57 ans ;
- sept poèmes comportant l’expression Shu zhi 书志  «Décrire sa détermination, ses aspirations» dans leur titre et uniquement dans leur titre ; ce sont les seuls de l'oeuvre complète, en cinq volume, de Lu You qui utilisent cette expression ; nous les avons choisis, parce que nous avons souhaité étudier un des traits dominants du caractère de Lu You : sa volonté, sa détermination ; ce sont de courts poèmes, cinq ne comportent que huit vers pentasyllabiques, deux en comportent vingt, également pentasyllabiques ; deux de ces textes ont un titre qui permet de les distinguer, les autres partagent le même titre général : «Shu zhi» 书志 « Décrire sa détermination, ses aspirations », pour les distinguer nous allons compléter ce titre général par les deux premiers caractères de chaque poème ; pour les dates, nous allons laisser ensemble ces sept poèmes ; leurs contenus semblent montrer qu'ils ont été écrits après le départ à la retraite de Lu You  en 1188, soit à l'âge de 63 ans ; celui du §2.5 a été daté de façon précise par P. Doan : printemps 1197; à cette date Lu You devait être âgé de 72 ans;
- le dernier poème  « A mes enfants » écrit à l'âge de 84 ans, soit un an avant sa mort.

2.1 Le poème夜读兵书 « Ye du bing shu »,  soit « Une nuit, lisant des traités militaires » (Titre traduit par P. Doan ).
Ce poème de douze vers pentasyllabiques, écrit vers l’âge de 31 ans, commence ainsi :

« Par une nuit froide, sous la lumière d’une lampe solitaire,
Au fin fond de la montagne, je lis des traités militaires.
Dans la vie, j’aspire à être à dix mille li[1],
Serrant mon hallebarde et marchant en tête de l’armée de mon roi. »

Il se termine par les vers :

« Depuis les étangs et les marais, le peuple crie famine comme des oies sauvages, 
Pendant des années et des mois, il met ses espérances dans de pauvres lettrés. 
Je me regarde dans le miroir et je soupire :
Comment faire pour garder longtemps mes capacités ? »


2.2 Le poème夜泊水村 « Ye po shui cun », soit : « Nuit sur le village lacustre » (Titre traduit par P. Doan).

C’est un poème de huit vers heptasyllabiques, écrit vers l'âge de 57 ans.  Nous en proposons la traduction suivante :

« Les flèches portées autour de ma taille sont, depuis longtemps, en mauvais état, 
Je soupire longuement, regrettant de ne pouvoir graver une inscription au Yanran.
Ce n’est pas sans hésitation que ce vieux se résigne à ne plus voir le grand désert,
Vous tous , pourquoi venez-vous pleurer à Xinting ?
De tout mon corps, pour venger le pays, je peux endurer dix  mille fois la mort,
Mais les tempes disent à l’homme que sa jeunesse est partie sans retour.
Je me souviens, cette nuit, étendu dans le bateau à l’escale,
D’avoir entendu des oies sauvages se poser sur la grève glaciale. »

Pour les noms propres Patrick Doan a fourni les indications suivantes :
Yanran : mont Hang’ai, dans l’actuelle république de Mongolie ; en 89, l’empereur He des Han y fit graver l’annonce de sa victoire sur les Xiongnu ;
Xinting : dans les environs de l’actuelle Nanjing.

2.3 Le poème北斋书志示儿辈 « Bei zhai shu zhi shi er bei », soit : « Etant dans la salle du côté nord, je décris mes aspirations pour l’information de la génération de mes enfants ».

Nous en proposons la traduction suivante:

« Par une belle journée venteuse du début de l’été,
Je m’assieds, affaibli, dans la salle du côté nord.
Mon lot de cent ans se passe en  compagnie de la misère,
Les affaires, il est interdit de chercher à les arranger.
Les coutumes des villages permettent d’honorer les vieillards,
La faveur du souverain promet une distinction accordée lors de vos funérailles.
Malgré cela, la faim et le froid sont difficiles à éviter,
Comment tout ceci peut-il suffire pour attacher les élans de mon cœur ? »

2.4 Le poème书志 : 著书… « Shu zhi : Zhu shu… », soit : « Décrire mes aspirations : Ecrire des documents… »

C’est un des deux poèmes comportant vingt vers ; il partage le titre général « Shu zhi » avec quatre autres, pour le distinguer nous avons complété ce titre par les deux premiers caractères «Zhu shu… » soit : « Ecrire des documents… ».
Il présente essentiellement des réflexions de Lu You sur l’attitude que doivent avoir les lettrés confucéens devant les difficultés matérielles. Les deux vers suivant sont significatifs :

« Vendre de la littérature pour obtenir des postes de grands mandarins, de généraux,
Se peut-il que cela soit la fonction des lettrés confucéens ? »

Et la deuxième partie du poème se présente ainsi :

« Jusqu’où faut-il aspirer au confort matériel ?
Laisser fléchir sa fermeté d’âme, c’est ne pas se respecter.
De façon inattendue, je n’eus plus de quoi nous faire un repas,
C’est un peu comme le soleil couchant arrivant au milieu de la journée.
Un petit enfant avec de courts vêtements,
Laissant voir ses jambes rouges,
Serrait sur son cœur une œuvre classique en déclamant ;
Sa voix résonnait comme si elle venait  d’instruments d’or ou de pierre.
Cachant son rouleau, il dit au vieux que je suis :
‘A Chen et Cai le Saint a eu aussi des ennuis’. »

Le dernier vers fait référence à Confucius et ses disciples qui, bloqués à la frontière entre Chen et Cai, se trouvaient à court de vivres.


2.5 Le poème书志 : 往年 « Shu zhi : Wang nian … », soit : « Décrire ma détermination : Cette année-là… »

C’est le second poème comportant vingt vers pentasyllabiques.Selon les indications fournies par l’ouvrage de Patrick Doan, ce poème serait composé par Lu You à l’âge de 72 ans, après sa retraite. 
Dans la première partie du poème, l’auteur revint sur sa décision de quitter la capitale et parla de la misère que, lui et sa famille ont dû supporter après ce départ et le retour à la terre ; il indiqua qu’il a dû glaner dans des champs après la moisson et suggéra par une allusion à une anecdote, qu’il préférait se nourrir de neige plutôt que de céder.
Les douze derniers vers décrivent une aspiration qui ne laisse pas indifférent :

« Mon corps sera enterré au pied d’un pin pour mille ans,
Un vent des ténèbres détruira le caveau vide.
Seuls mon foie et mon cœur auront résisté à la décomposition,
Condensés ils deviendront du fer et de l’or.
On en fera une épée avec de grands pouvoirs,  
Et qui sera consacrée avec du sang de flatteurs courtisans.
Au fourreau, elle sera conservée au magasin des armes,
Sortie, elle équipera le combattant conduisant l’avant-garde.
Longue de trois pieds, elle dépassera étoiles et astres en éclat,
A dix mille li elle pacifiera tous les monstres de malheur.
Seigneur, regardez cette épée, une vraie merveille,
Elle suffira , oh combien, pour détruire ces vils pillards. »

2.6 Le poème书志 : 蓬矢… « Shu zhi : Peng shi… », soit: « Décrire ma détermination : Flèche en tige de vergerette… »
C'est un court poème de huit vers pentasyllabiques. En introduction, l’auteur rappelle la tradition chinoise destinée à être mise en œuvre lors de la naissance d’un garçon ; elle consiste à utiliser un arc en bois de mûrier pour tirer, dans les quatre directions, des flèches en tige de vergerette, ceci afin d’affirmer l’ambition future, plutôt guerrière, du bébé. Il se demande comment on pourrait, à l’approche de la vieillesse, se contenter de se coucher dans son village et exprime ses aspirations de voyager à cheval dans la région de Hu (très probablement dans la province actuelle de Shanxi) et de remonter en bateau les rivières de Xiao et de Xiang (dans la province actuelle de Hunan). Le poème se termine par les deux vers:

« Attristé du fait que ces aspirations sont sur des voies difficles à ouvrir,
Je reprends encore mon chant fou pour briser la longueur de la nuit. »

2.7 Le poème书志 : 平生 « Shu zhi : Ping sheng… », soit : « Décrire ma détermination : Dans la vie… »
Nous en proposons la traduction suivante :

« Dans la vie je n’aime pas former des bandes d’immenses oiseaux de légende,
D’ordinaire, je suis ami avec des cigales pour chanter la fin de la nuit.
Un bol de bouillie de riz noire permet de passer les jours,
Dans une maison aux chevrons abîmés le corps peut être à l’aise.
Affaibli, soupirant sur la vieillesse qui s’approche,
M’inquiétant des malheurs possibles, je n’admets pas qu’un cœur loyal puisse être contaminé.
Dans cinq cents ans mes paroles resteront,
Et les gens riront de vos coussins de jonc sur lesquels vous vous assoyez
sans rien faire. »

Manifestement, Lu You préfère lutter avec ses écrits plutôt que de rester assis sur un coussin à méditer.

2.8 Le poème书志 : 饮水… « Shu zhi : Yin shui… », soit : « Décrire ses aspirations : Boire de l’eau… »

Le poète parle encore de sa misère, mais préfère rester indépendant et il en est heureux comme le montrent les quatre derniers vers du poème :

« Travailler dur sur mon terrain d’un  mu [2] du côté sud vaut mieux que d’aller mendier ma nourriture,
Un lettré décrépi, proche de la mort, a honte de dépendre d’un bonze.
L’humble cabane capte régulièrement la lumière du soleil couchant,
Toc, toc ! quelqu’un frappe ; bien que j’entende, je réponds paresseusement. »

2.9 Le poème书志 示子聿 « Shu zhi shi zi yu », soit : « Décrire mes aspirations pour l’information des enfants »

Lu You semble faire dans ce poème le bilan de sa carrière officielle mouvementée, comprenant plus de bas que de hauts :
« …
Rentrant chez moi, je n’ai pas perdu le métier de boucher de mouton;
Pour la restauration du pays, je n’ai pas d’exploit militaire à mon compte.
Dans mon travail de rédaction, d’inscription j’ai suivi le modèle des Mémoires
historiques ;
Ma porte fermée, je lis avec hésitation le « Li Sao » et l’œuvre de Zhuang.
Le petit enfant accepte d’accompagner le vieillard dans sa vie cachée,
Celle-ci, par peur qu’il est difficile de se dérober à sa réputation. »

L’auteur semble peu content de son bilan et inquiet pour sa réputation ; sur ce dernier point il n’a pas prévu que sa détermination, son patriotisme exprimés notamment dans ses poèmes, seront particulièrement appréciés par la postérité.


2.10 Le dernier poème 示儿 « Shi er », soit : « A mes enfants ».

Ce court poème de quatre vers de sept caractères, très fort, est composé par Lu You à l’âge de 84 ans soit un an avant sa mort ; nous en proposons la traduction suivante:

« Avec la mort, je sais que toutes choses ne sont que viduité,
Cependant je me désole de ne point voir les Neuf provinces réunies.
Le jour où les armées impériales pacifieront la plaine centrale,
N’oubliez pas d’en informer votre père lors du sacrifice familial. »

3  Conclusions.

L’étude des poèmes de Lu You nous montre un lettré droit, indépendant, fidèle à l’idée qu’il se fait du bien pour son pays et pour la dynastie régnante. Pour défendre ses idées il peut s’opposer à la cour ; il en accepte les conséquences, notamment celle de vivre dans la misère ; il pense à sa réputation dans les cinq cents ou mille ans après sa mort ; cette réputation c’est aussi une façon de contribuer à façonner le patriotisme des générations futures. Un trait marquant de son caractère est qu’il a maintenu ferme sa détermination, son zhi tout au long de sa vie.


 Note:  

 Signalons pour le lecteur maîtrisant le vietnamien: Lu You  = Lục Du

 Bibliographie:

 -Doan Patrick, Lu You, Mandarin, poète et résistant de la Chine des Song, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2004, 338p.

 -Site de la Guoxue gongsi (Société pour  les sciences et les arts nationaux),
Beijing Guoxue times culture transmission Co Ltd: http://www.guoxue.com/
 
-Site Hua Dong Shi Fan Da Xue (Université Normale de l’Est de la Chine, East China Normal University, Shanghai) http://www.yjsy.ecnu.edu.cn/main/index.htm

[1] Li : environ 576m
[2] 1 mu ancien= un peu plus de 6 ares

 

 

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